3.- La signification des actions des leaders religieux
Il semble évident, en tenant compte de ces faits, que l’Église soit une des propriétés structurelles du système social québécois. Selon que Giddens les désigne « …comme les murs d’une pièce d’où une personne ne peut s’échapper mais dans laquelle elle peut agir à sa guise » (Giddens, 1989, p.232). Nous considérons que la société québécoise n’a eu de choix que de laisser agir les églises dans ce contexte migratoire pour mieux adresser ce problème. Ainsi, le système social n’a eu de constater l’émergence de cette propriété structurelle. Si l’on s’en tient à l’affirmation que la religion est inséparable à l’idée d’Église et est aussi éminemment collective, ainsi qu’à une certaine époque que la religion règle toute l’existence individuelle et collective, puis bénit toutes les fonctions sociales (Durkheim, 1960, 65; Rémond, cité dans Bouvier, 2005, p.119), on dirait certes que l’église a toujours fait partie de la structure sociale. Le contexte actuel et surtout celui du Québec ne la relègue que dans une posture marginale, si bien que les politiques publiques n’ont octroyé que peu de place, sinon pas de place à cette structure sociale. Les actions récentes de ces acteurs ecclésiastiques devaient en principe attirer l’attention du politique sur la contribution de l’église dans le raffermissement des liens sociaux. Même si que cela ne devait pas nous amener à oublier ces errements dans le passé. En effet, l’essence du phénomène religieux n’est pas l’axe de notre interprétation ici, mais, comme nous suggère Freud, « le comportement auquel celui-ci donne lieu du fait qu’il s’appuie sur certaines expériences particulières, sur des représentations et des fins déterminées » (Freud, 1968, 153). Ainsi, nous soutenons qu’en tant que partie du corps social, elle peut, sous un contrôle assumé, intégrer officiellement les propriétés structurelles du système social. Venons-en aux activités sociales des églises.
Les leaders religieux et les demandeurs d’asile ont en effet émaillé leurs discours du rôle des églises dans l’intégration des nouveaux arrivants, laquelle intégration est tantôt régulation administrative et sociale, tantôt socialisation à la québécoise. Cela témoigne le rapport que les églises ont eu aux normes écrites et sociales avec les demandeurs d’asile. Le terme communauté et même religieuse ébranle la plupart des gens pour des raisons idéologiques, mais il demeure en réalité un problème quand la socialisation est prise dans son aspect morphogénétique, c’est-à-dire l’apprentissage du comportement et de l’acculturation. En d’autres termes, quand l’intégration implique que les comportements doivent se conformer aux normes établies (Schnapper, 2007, p.15). Cependant, quand la socialisation est « la somme totale de toutes les expériences sociales qui modifient le développement d’un individu » tout comme affirme-t-on, « qu’on invoque la régulation, l’intégration, le « faire société », le « vivre ensemble », l’interrogation reste la même, elle perte à la fois sur l’intégration des individus à la société et sur l’intégration de la société dans son ensemble » (Wilson, 1975, p. 159, cité dans G. Busino, 1993, p.58; Schnapper, 2007, p.16). Dans cette optique, la socialisation ou l’intégration, qui se fait en partie dans un cadre communautaire, ne devrait pas constituer un problème. D’autant que les églises à part quelques habitudes culinaires qu’elles n’invitent pas aux demandeurs d’asile à changer, elles les informent sur l’ensemble des pratiques sociales québécoises, même le timbre de voix en public. Il s’agit en fait d’une adaptation à la Parsons selon laquelle celle-ci « ne fait pas uniquement référence à l’ajustement passif d’une espèce ou d’un type de système social aux conditions de son environnement, elle doit inclure des facteurs de survivance plus actifs » (Parson, cité dans Giddens, 1989, p. 326). Il semble que les églises s’inscrivent dans ce type d’adaptation et de socialisation, alors que nous parlons de socialisation à la québécoise. Celle-ci ne réduirait pas les églises à apprendre les pratiques sociales québécoises aux demandeurs d’asile. Cette adaptation et socialisation les renvoie plutôt aux affirmations de Parson, qui relie l’ajustement passif et actif des demandeurs d’asile, donc leur culture d’origine est prise en compte dans le processus d’intégration et/ou régulation. Ce que Schnapper appelle « intégration identificatoire » ( p. 111).
Pour finir, nous attirons votre attention sur deux aspects : le service de garde et la collaboration des églises avec les organismes communautaires. Les églises ont contribué à combler un vide dans le système social quand elles ont pris en charge les enfants des demandeurs d’asile en les aidant soit à aller travailler, soit à les faciliter à apprendre un métier à dessein d’intégrer le marché de l’emploi, qui est une composante de l’« intégration structurelle » chez Schnapper. Ce fait semble un détail ou un événement singulier parmi d’autres. Il convient ici de soutenir avec quelques auteurs l’importance du particulier et du souci du détail pour les chercheurs (Becker, 1985, p. 216; Adam, Kilani, Affergan, Qeerz, Laplantine, Laburthe-Tolra, 1990, cité dans Cifali et André, 2007, p.334; Cafali et André, Ibi., p.341; Morisse, 2014, p. 18). C’est en effet dans le détail et le singulier que puisse émerger une dimension ou une interprétation nouvelle. L’appropriation du service de garde des leaders religieux dans ce contexte est une démonstration de la manière dont les églises ont habité l’espace social, et donc constitue une propriété structurelle du système social québécois. D’autre part, la communauté ecclésiastique ne s’est pas substituée aux organismes communautaires, elle a été plutôt son complément en étant présent individuellement pour les personnes ne parlant pas français, notamment, quand elles devaient aller soit à une clinique médicale, soit à un bureau public. Voilà encore un événement inattendu dont les leaders religieux se sont appropriés. Ce n’est pas sans raison que Otero et Roy estiment que « le social reposait sur un ensemble de malentendus qui fonctionnent et qui constitueraient en quelque sorte le liant entre les gens, agents et dirigeants. Chacun disposerait un espace d’action, d’adaptation qui reposerait sur l’hétérogénéité des compréhensions et des appropriations » (Otero et Roy, 2013, p. 10) Donc, parler du rôle des leaders religieux (Églises) dans le processus d’intégration ou de résilience (cf. Jean Baptiste, 2022, www.gitmdev.com) des demandeurs d’asile haïtiens renvoie à l’ensemble des actions dont nous avons fait état ici. Voilà pourquoi qu’il nous semble que la communauté ecclésiastique soit une propriété structurelle du système social du Québec. Si notre proposition est une fiction malgré tout, que seraient les pratiques sociales des églises dans ce contexte migratoire?
Référence
Becker, H.S.(1985), Outsiders, Études de sociologie de la déviance, Paris, Métailié.
Bouvier, P.(2005), Le lien social, coll. Folio Essais, Paris, Gallimard, France.
Busino, G.(1993),Critiques du savoir sociologique.Paris, Presses Universitaires de France.
Cifali, M.et André A.(2007), Écrire l’expérience, vers la reconnaissance des pratiques professionnelles, Paris, Presses Universitaires de France.
Clavel, M.(1996), Sociologie etethnologie urbaine.Dans S.Ostrowetsky ed. (dir.), Sociologie en Ville.Paris, L’Harmattan,France.
Durkheim, E. (1960), Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, Presses Universitaires de France.
Freud, J.(1968), Sociologie de Max Weber, coll. « SUP », Paris, Presses Universitaires France.
Giddens, A.(1989), La construction de la société. Paris, Presses Universitaires de France.
Jean Baptiste, E., (2022), La résilience ecclésiastique dans le contexte des flux migratoires des années 2017 et 2018 au Québec.
Morisse, M. (2014), Les dimensions réflexive et professionnalisante de l’écriture, Quelques considérations épistémologiques, théoriques et méthodologiques, (Dir.)
Morisse M. et Lafortune L., (2014), L’écriture réflexive, Objet de recherche et de professionnalisation, Coll. « Éducation-Recherche », Québec, Presses de l’Université du Québec, Canada.
Otero, M. et Roy, S. (2013), Introduction, (Dir.) Otero, M. et Roy, S., Qu’est que qu’un problème social aujourd’hui, Repenser la non-conformité, Québec, Presses de l’Université du Québec, Canada.
Schnapper, D.(2007), Qu’est-ce que l’intégration? Coll. « Folio Actuel », Paris,Gallimard, France.
Emerson Jean Baptiste, Ph.D.
- Fait le 13 mars 2023 au Québec, Montréal, Canada